Le « meurtre du Père »
Jean Artarit
Historien, psychiatre
Le 18 janvier 1919 s’ouvrit à Paris la Conférence de la Paix. Clemenceau était au sommet de sa gloire. Le président des Etats- Unis, Thomas Woodrow Wilson, le reconnaissant comme le premier parmi ses pairs, demanda que le Président du Conseil français soit le « permanent chairman of the conférence ». Un mois plus tard, le 19 février, un dénommé Emile Cottin tira neuf coups de revolver sur Clemenceau au moment où il quittait en voiture son domicile de la rue Franklin. Trois balles l’atteignirent, dont l’une « entra dans la cavité thoracique au niveau de l’omoplate, passant à 4 cm de la colonne vertébrale, lésant le sommet du poumon pour aller s’arrêter dans la région médiastinale tout près du cœur[1] ». On ne put extraire la balle.
Un journaliste écrivit alors : « Il sembla que l’on avait tenté d’assassiner la nation[2]. » Or huit jours après l’attentat le Tigre était sur pied. L’Illustration du 1er mars 1919 publiait en couverture une photographie de Clemenceau lisant dans son fauteuil, avec comme légende : « Après une semaine de repos forcé, Monsieur Clemenceau est guéri »[3]. En pages intérieures on trouvait cinq photographies « de la première sortie du président du Conseil, le 26 février », à Versailles, accompagné de son médecin. C’était pourtant une grave blessure que venait de subir le vieil homme, mais il ne semble pas que ses forces physiques et psychiques en aient été altérées.
Emile Cottin[4], dit « Milou », militant anarchiste de 23 ans, paraît-il solitaire, comparut devant un conseil de guerre, le 14 mars 1919, et fut condamné à mort. Quarante-deux jours plus tard le président Poincaré commuait sa peine en dix ans de réclusion. Clemenceau était intervenu en sa faveur. Milou sera libéré en 1924, mais astreint à résidence dans l’Oise. Pour les anarchistes il était un héros. Une carte postale le représentant fut éditée et, sur l’air de « Gloire au 17ème », l’un d’entre eux composa une chanson intitulée : « Gloire à Cottin ! » Un des couplets commençait ainsi : « Depuis longtemps ce vieillard sinistre – Pour le Peuple était objet d’horreur. » En juillet 1936, Emile Cottin partit en Espagne et rejoignit la célèbre Colonne Durutti. Il trouvera la mort sur le front de Saragosse en octobre 1936[5].
Les élections législatives du 16 novembre 1919 virent le triomphe d’une coalition de modérés « unis autour du nom de Clemenceau »[6]. Tout semblait en ordre pour que le « Père la Victoire » soit élu dans la foulée président de la République par cette « Chambre Bleue Horizon » et succède à Poincaré, lors de l’élection prévue le 17 janvier 1920.
C’était compter sans les vieilles haines, les jalousies, les préjugés mesquins, associés au caractère difficile et à l’ambivalence de Clemenceau. Aristide Briand, le Nantais, contre lequel le Tigre nourrissait un rude contentieux, mit tout en œuvre pour empêcher cette élection. Dans les couloirs de la Chambre et du Sénat, il s’employa à susurrer, près des nombreux parlementaires catholiques, qu’élire Clemenceau, presqu’octogénaire, c’était s’assurer d’assister à l’enterrement civil du futur président de la République. La candidature Clemenceau fut écartée dès le vote préparatoire organisé par la majorité. Le vieux lutteur se retira de la course. L’ambitieux Paul Deschanel, que Clemenceau avait autrefois humilié dans un duel fameux, fut élu. Le « petit Paul[7] », déjà malade, démissionna en septembre suivant, après un épisode pathologique tragicomique[8].
La défaite de Clemenceau ne faisait pas honneur à la France proclama la presse surtout étrangère. Cottin, quoique bon tireur, n’avait pas réussi à « tuer le père », qu’il avait pourtant sérieusement atteint. Ce qu’on a appelé « l’ingratitude » des parlementaires réalisa « le meurtre du père », virtuel certes, mais implacable sur le plan symbolique.
[1] L’Illustration, 22 mars 1919, p. 333.
[2] L’Illustration, 22 février 1919, p. 204.
[3] L’Illustration, 1er mars 1919.
[4] Emile Cottin (Creil, 14 mars 1896 – Huesca, 8 octobre 1936). Fils d’un lampiste et d’une blanchisseuse.
[5] Tous ces éléments biographiques proviennent du site « Dictionnaire des militants anarchistes » sur internet.
[6] Jean-Baptiste Duroselle, Clemenceau, p. 848.
[7] Ainsi que l’avait nommé Clemenceau à l’époque du duel.
[8] Dans un accès de confusion mentale délirante, il se jeta en pyjama du train qui le ramenait d’un voyage officiel, le 24 mai 1920. Il ne fut pas blessé et reçut l’hospitalité d’un garde-barrière qui ne le reconnut point ?