Clemenceau et la maladie mentale
Jean Artarit
Historien, psychiatre
Durant ses études de médecine Georges Clemenceau accomplira une partie importante de ses stages dans des services prenant en charge les malades mentaux. En plus de son passage à Saint-Jacques, à Nantes, qu’il avait illustré par quelques exploits, il ira, à Paris, à la Salpetrière et surtout, comme il le rappellera à plusieurs reprises, il « vivra une année de sa jeunesse » – l’année universitaire 1862-1863 – à Bicêtre, « au milieu des fous, des idiots et des crétins[1] ». Comme toujours, en parlant ainsi, il ne pouvait s’empêcher de jouer les provocateurs, mais, soulignons-le, il avait choisi ces terrains de stage et il se montrera toujours attiré par la maladie mentale.
Vis à vis des « aliénés », qu’il connaissait fort bien, il aura des phrases pleines de compassion, se refusant à la résignation. Ainsi dans Refus de vivre il évoquera les « petits épileptiques de Bicêtre », écrivant : « Je les ai vus arriver gais, intelligents, avides de plaisir et de joie, et puis s’assombrir, à mesure que l’affreux accès se répétait, s’obscurcir, s’abêtir, sombrer dans l’idiotie… Eh bien, quand ils arrivent, on pressent l’inévitable fin, mais on lutte. Qui sait, on vaincra peut-être[2] ? » Sa critique du traitement réservé aux aliénés renvoyait aux positions des grands ancêtres de la psychiatrie, comme Pinel et Esquirol, et aussi à ce qu’on lira ou entendra durant toute la seconde moitié du XXe siècle. « Dans de grandes maisons, murées, grillées, gardées – geôles où les condamnés de la « Science » tout comme ailleurs les condamnés de la « loi » expient la faute d’un désordre psychologique supérieur à celui du plus grand nombre – on enferme sous verrous et triples serrures, des malheureux coupables de syllogismes incohérents, tandis que sur la scène du monde des confrères d’intellectualité non moins instable extravaguent avec succès [3]. »
Pour Georges Clemenceau la folie était commune à tous les hommes et relative, mais le sort des malades mentaux demeurait sinistrement inhumain. Il sera un ardent partisan de tout ce qui pouvait faire avancer la connaissance des maladies mentales. Ainsi dès 1870, il préconisa la création d’une « chaire spécialisée pour les aliénistes » et en 1877, appuyé par Paul Bert, à la Chambre, il soutint à nouveau cette demande [4]. La chaire fut créée l’année suivante.
A Bicêtre, en 1864, il avait été interne en même temps que Valentin Magnan [5] qui deviendra l’un des grands aliénistes de la Troisième République ; devenu ministre de l’Intérieur et surtout président du Conseil, il appuiera le combat de ce dernier contre l’alcoolisme et en particulier il demandera que soient effectuées des études précises sur les ravages causés par l’absinthe. Mais Clemenceau n’était pas un partisan de la prohibition, ni même d’une répression aveugle. Assurément sobre, lui médecin – et dans le XVIIIe arrondissement, médecin des pauvres – considérait « que la question posée par l’usage et l’abus de l’alcool n’était autre que le problème social tout entier [6] ». Pourtant, poursuivait-il : « même dans la société la plus parfaite qui soit, vous ne supprimerez pas le besoin de rêve ». Les toxiques avaient encore de beaux jours.
Le 18 mars 1871, Clemenceau se trouva confronté physiquement aux terribles événements qui éclatèrent sur la butte. Le clinicien nous a laissé une exceptionnelle description de ce qu’il nomme « un délire de sang ». « Un souffle de folie paraissait avoir passé sur cette foule : des enfants montés sur un mur agitaient je ne sais quels trophées, des femmes, échevelées, défaites, tordaient leurs bras nus en poussant des cris rauques, d’ailleurs dénués de sens… Il y avait des hommes qui dansaient ou se bousculaient dans une sorte d’agitation frénétique. Il y avait un de ces phénomènes nerveux si fréquents au Moyen Âge, qui se produisent encore dans les agglomérations humaines sous le coup de quelques puissantes émotions [7]. » Le « délire de sang » aurait mérité de rester classique. Cette observation clinique de la folie des foules nous manque à propos d’épisodes du même ordre. Le Moyen Âge n’en eut malheureusement pas l’exclusivité.
En 1910, il effectua un grand voyage en Amérique latine. De ce voyage il nous reste un livre, paru en 1911. Il y fait le récit de sa longue visite d’un établissement psychiatrique d’avant-garde. « La colonie d’aliénés de Lujan, écrivait-il, à laquelle son fondateur et directeur, le docteur Cabred, a donné le nom significatif d’Open door – la porte ouverte – vaut une mention détaillée. Dans un domaine de 600 hectares, sur la ligne du Pacifique, à 70 kms de Buenos-Aires, 1200 malades, répartis en vingt pavillons, élégants chalets entourés de jardins » recevaient des soins, sans qu’il n’existât « ni mur, ni enceintes de planches », mais « partout la liberté du sol et de l’horizon [8]». Au regard de cela, le visiteur évoquait, avec amertume, le sort des aliénés de France, rappelant : « Nous avons élevé dans Paris une belle statue à Pinel [9] où nous le voyons brisant les fers dont l’ignorance moyenâgeuse chargeait encore en 1793 les fous de Bicêtre. Mais si vous alliez visiter notre asile de Sainte-Anne, très bien tenu, vous seriez fort embarrassé de me dire en quoi cet établissement, « moderne », diffère d’une prison. » Clemenceau racontait avoir effectué sa visite, accompagné d’un « fou photographe » et salué par une « fanfare de fous » jouant La Marseillaise. Après s’être assuré qu’il existait un journal « imprimé par des fous », l’Eco de las Mercedes, puis après avoir assisté à une « course de chevaux montés par des fous », il terminait en souhaitant qu’on construisît dans l’institution du docteur Cabred « une annexe pour les sages ».
[1] Correspondance, p. 79-80, lettre à Auguste Scheurer-Kestner.
[2] Georges Clemenceau, « Refus de vivre », La Mêlée sociale, p. 37.
[3] Georges Clemenceau, « Le Fou raisonneur », Aux embuscades de la vie, p. 93.
[4] « Sur l’initiative de M. le docteur Clemenceau, député de la Seine, les Chambres viennent d’inscrire au budget de 1877 une somme de 13 000 francs pour une chaire des Maladies mentales de la Faculté de médecine de Paris. », Gazette des Hôpitaux, 23 janvier 1877.
[5] Valentin Magnan (1835-1916). Le 17 mars 1907, Georges Clemenceau, président du Conseil, assista, à Sainte-Anne, au jubilé de son ancien camarade d’internat.
[6] Georges Clemenceau, « L’Alcool – Le Congrès contre l’alcool », La Mêlée sociale, p. 270 et 271. A propos du congrès anti-alcoolique de Bâle en 1895. En 1912, Clemenceau donna dix-huit pages de préface au livre de Louis Jacquet : L’Alcool, étude économique générale, ses rapports avec l’agriculture, l’industrie, le commerce, la législation, l’impôt, l’hygiène individuelle et sociale, Paris, Masson, 1912, XVIII, 947 p.
[7] Georges Clemenceau, « Récit des événements du 18 mars 1871 », retranscrit par Jean Martet, Le Silence de M. Clemenceau, p. 269-300.
[8] Notes de voyage dans l’Amérique du Sud (Argentine, Uruguay, Brésil), Hachette, 1911, 270 p. « Une curieuse maison de fous : la porte ouverte », p. 86.
[9] Philippe Pinel (1745-1826). Père de la Psychiatrie moderne.