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"Je fais la guerre"

Samuël Tomei

Docteur en histoire, rédacteur des débats à l’Assemblée nationale

 

 

Le 8 mars 1918, Clemenceau prononce devant la Chambre des députés l’un de ses discours de guerre les plus célèbres et qui feront de lui, bien à tort, une sorte de va-t-en guerre.

 

Le vendredi 8 mars 1918 après-midi, Clemenceau prononce un de ses discours les plus marquants de la guerre. Émile Constant, député de la Gironde, appartenant au groupe de la gauche radicale, interpelle le gouvernement « sur les responsabilités gouvernementales et les compromissions révélées par les débats du procès Bolo », escroc accusé d’intelligence avec l’ennemi.

Au-delà des affaires judiciaires en cours, le député demande des comptes au président du Conseil sur sa politique extérieure et lui demande d’apporter à la tribune « une adhésion absolue, catégorique, sans réticence, au manifeste de M. Wilson », le président américain. D’autres députés prennent la parole parmi lesquels le prédécesseur de Clemenceau, Paul Painlevé, qui tient la tribune un très long temps pour démonter les légendes dont il est l’objet à propos de l’affaire Bolo qu’on l’accuse de ne pas avoir traitée avec la diligence due. Le socialiste Pierre Renaudel reproche pour sa part au président du Conseil de ne pas censurer les campagnes menées par la presse de droite contre des hommes de gauche accusés à longueur de colonnes de trahir les intérêts du pays.

Pendant sa réponse, Clemenceau riposte coup pour coup aux fréquentes interruptions des socialistes (« Lorsque je reçois un coup de poing, j’en donne un autre »), les raillant et les provoquant ; il leur rappelle que jusqu’à la veille de la guerre ils ont voté contre les crédits militaires, qu’ils n’ont pas le monopole de la classe ouvrière, que le parti socialiste est une église, que les mains de Renaudel ne sont pas plus calleuses que les siennes…

La liberté et la guerre sont les deux thèmes dominants de son intervention. Clemenceau fait observer aux socialistes qu’ils l’ont applaudi quand il a annoncé la suppression de la censure politique : « Je dis que les républicains ne doivent pas avoir peur de la liberté de la presse. (Applaudissements. Interruptions sur les bancs du parti socialiste.) » Et il précise : « N’avoir pas peur de la liberté de la presse, c’est savoir qu’elle comporte des excès, c’est pour cela qu’il y a des lois contre la diffamation […] »

Il rappelle avec ironie que rien n’empêche ses interpellateurs de parler et d’écrire, puis : « De quoi vous plaignez-vous ? Il faut savoir supporter les campagnes ; il faut savoir défendre la République autrement que par des vociférations et par des cris inarticulés. (Applaudissements au centre et à droite. Exclamations et bruit sur les bancs du parti socialiste.) / Parlez, discutez, prouvez aux adversaires qu’ils ont eu tort et ainsi maintenez et gardez avec vous la majorité du pays qui vous est acquise depuis le 4-Septembre. »

Puis il en vient à sa politique et rappelle, comme en écho à son discours d’investiture du 20 novembre 1917, que toutes les énergies doivent être consacrées à la guerre en vue de la victoire. Et, à ceux qui veulent la paix au plus vite, la réplique est cinglante : « Ah ! moi aussi j’ai le désir de la paix le plus tôt possible et tout le monde la désire, il serait un grand criminel celui qui aurait une autre pensée, mais il faut savoir ce qu’on veut. Ce n’est pas en bêlant la paix qu’on fait taire le militarisme prussien. (Vifs applaudissements à gauche, au centre et à droite.) »

Et ces mots restés fameux – et qui feront de Clemenceau une sorte de va-t-en guerre, bien à tort comme le montre passage qui vient d’être cité – : « Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c’est tout un. Politique intérieure, je fais la guerre ; politique extérieure, je fais toujours la guerre. Je fais toujours la guerre. (Applaudissements sur les mêmes bancs. Mouvements divers.) »

À Renaudel qui trouve que c’est simple, le député de droite Charles Benoît rétorque que certes, mais qu’il fallait y penser… Le Tigre poursuit : « Je cherche à me maintenir en confiance avec nos alliés. La Russie nous trahit, je continue de faire la guerre. La malheureuse Roumanie est obligée de capituler : je continue de faire la guerre, et je continuerai jusqu’au dernier quart d’heure, car c’est nous qui aurons le dernier quart d’heure. (Vifs applaudissements à gauche, au centre et à droite. Interruptions sur les bancs du parti socialiste.) »

Curieusement, les derniers mots : « car c’est nous qui aurons le dernier quart d’heure », alors qu’ils figurent bien au Journal officiel, ont été oubliés dans les Discours de guerre publiés après la mort de Clemenceau. Or ce sont bien ces mots relevés par les sténographes des débats qui galvaniseront la majorité et au-delà les Français, et qui, plus tard, inspireront Churchill et de Gaulle.

Les socialistes, on s’en doute, sont loin d’être convaincus par l’éloquence du chef du gouvernement et, par la voix de Frédéric Brunet, lui reprochent ses « phrases creuses », sa « besogne dissolvante », d’avoir, plutôt que d’expliquer sa politique, « cherché un dérivatif dans des attaques faciles et dans des facéties véritablement usées et hors d’usage en ce moment. (Très bien ! très bien ! sur les bancs du parti socialiste. – Interruptions.) »

Renaudel demande l’ordre du jour pur et simple et Clemenceau que ce dernier ait une signification de défiance. Sur les 521 votants, 401 rejettent la défiance et refusent donc de mettre bas le gouvernement, contre 120. L’ordre du jour de confiance du général Pédoya (Constant ayant retiré le sien) est ensuite adopté par 400 députés contre 75 sur 475 votants. Clemenceau jouit donc d’une très solide majorité.

Le président Poincaré note dans ses souvenirs : « Le Tigre se défend avec une belle vigueur et l’emporte de haute lutte puis le félicitera, le lendemain, pour son « grand succès ».

 

> Pour aller plus loin : retrouvez l’intégralité des échanges de la séance du 8 mars 1918 dans le Journal officiel, accessible sur le portail Gallica de la BnF 

 

 

 

 

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