L’Aubraie bien national
Jean Artarit
Historien, psychiatre
La mauvaise conscience des Clemenceau
Le château de l’Aubraie, ceint de murailles avec leurs tours d’angle et leurs douves profondes, garde de ses origines médiévales un aspect de forteresse. Au XVIIIe siècle, il appartenait à la famille noble des de Cruzy-Marcillac. Ces « hauts et puissants seigneurs » n’y habitaient plus depuis les années 1740. Un régisseur gérait le domaine. En 1789 il se nommait Jean Joubert. Le marquis de Marcillac émigra en 1791 et ses biens furent confisqués. La vente de l’Aubraie, « bien national », eut lieu sous le Directoire, en 1796. Jean Joubert, maire « patriote » de la Réorthe, donc réfugié à Fontenay durant la guerre de Vendée, y mourut du typhus en décembre 1793. Il laissait une veuve, Françoise Henriette Greffard, protégée des administrateurs républicains du département de la Vendée, qui acquit le château et une partie des terres pour la somme de 77 094 francs et 60 centimes, à des conditions avantageuses[1]. C’est sa fille, Marie Gabrielle Thérèse Joubert qui, en 1809, fit entrer l’Aubraie dans la famille Clemenceau, en épousant le grand-père de Georges. Celui-ci connut son arrière-grand-mère, morte à l’Aubraie en 1849, ayant été la seule catholique dans une lignée qui n’épousait que des femmes protestantes. Pendant la Révolution, cette femme forte avait, paraît-il, défendu bec et ongles le domaine qui devait bientôt lui revenir.
Georges Clemenceau dira que l’Aubraie se trouvait dans sa famille avant la Révolution, affirmant : « Ce n’était pas un bien national »[2]. Cette conviction semble avoir été partagée par d’autres Clemenceau et par leurs proches, comme Michel[3] et Madeleine[4], les enfants de Georges ou Gustave Geffroy[5] qui livrèrent des explications embarrassées sur les origines de la propriété, pourtant bien connues et que chacun pouvait vérifier dans les archives départementales. Il semble qu’il faille chercher l’explication de ce déni dans le sentiment de culpabilité qui régnait dans la famille autour de cette acquisition. En effet les biens nationaux confisqués aux émigrés renvoyaient à d’autres propriétés ravies, après la révocation de l’édit de Nantes, aux religionnaires fugitifs, dont quelques-uns portaient le nom de Clemenceau. Les persécutés d’autrefois seraient-ils passés du côté des persécuteurs ? Par ailleurs, cette mutation de biens illustrait ce qui s’était passé durant la Révolution : le remplacement d’une classe privilégiée par une autre. Difficile, quand on s’affirmait les héritiers purs et durs des Montagnards, de vivre dans un château et du revenu de ses terres… L’écartèlement se manifesta avec force à la génération qui suivit l’entrée des Clemencau à l’Aubraie. Tandis que l’aîné des garçons, Benjamin le père de Georges, aurait été surnommé « Robespierre », on aurait appelé le cadet, Jean Paul, « Monsieur le Marquis[6] ». Ce dernier en effet se donnait des airs de hobereau, chassant à courre et possédant une meute, tandis que son aîné professait des idées socialistes révolutionnaires. Les divisions qui s’ensuivirent, prirent même à certains moments un tour presque dramatique[7].
On sait que Benjamin Clemenceau refusa de reposer à l’Aubraie et se fit enterrer au Colombier, la vieille terre huguenote, sous un cèdre, « arbre de la liberté » qu’il avait planté en 1848. Son fils Georges s’en fut le rejoindre. Enfin, il n’hérita pas de l’Aubraie, qui revint à son frère Paul, et choisit, comme séjour pour sa vieillesse, l’humble « bicoque » de Saint-Vincent-sur-Jard, ouverte sur le libre océan.
[1] Un premier versement, lors de la vente, s’élevait à 3 100 livres, dont 2 700 en « promesse de mandat », et 12 000 francs en assignats.
[2] Jean Martet, M. Clemenceau peint par lui-même, p. 128.
[3] Michel Clemenceau, Manuscrit, p. 27.
[4] Madeleine Clemenceau-Jacquemaire, Le Pot de Basilic, p. 33.
[5] Gustave Geffroy, « Benjamin Clemenceau », L’Illustration, 31 mai 1919.
[6] « J’ai deux fils, disait Paul Jean Benjamin Clemenceau, M. Robespierre et M. le Marquis ».
[7] Comme en juin 1848, lorsque les deux frères prirent partie l’un pour les révolutionnaires parisiens, l’autre pour le parti de l’ordre.