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La Révolution est un bloc !

Jean Artarit

Historien, psychiatre

 

 

Le 24 janvier 1891, se joue à la Comédie française la première d’une pièce de théâtre nommée Thermidor[1]. L’auteur, Victorien Sardou, est un dramaturge très en vogue, membre de l’Académie française. L’intrigue se déroule le 9 thermidor an II. Un jeune officier de l’Armée du Rhin, héroïque et amoureux, et un courageux employé du Comté de salut public, tentent de sauver de la guillotine une jeune fille accusée de fanatisme religieux. Mais alors que la Convention, dans la fièvre, renverse Robespierre, ils ne peuvent soustraire à la guillotine l’héroïne, poursuivie par « la populace sanguinaire[2] », hurlant la Carmagnole et scandant : « C’est une Vendéenne, une aristocrate ! » La pièce est fortement dirigée contre la Terreur et la dictature de Robespierre. « Que Robespierre disparaisse, dit-on dans la pièce, et demain il n’y aura plus d’échafaud[3] ». Les héros positifs sont Danton et Camille Desmoulins, les Indulgents, ceux qui ont payé de leurs vies leur opposition à l’Incorruptible et Ernest Renan écrit que Sardou crie : « Vive la République, à bas la Terreur ! »

Or la Comédie française, est une salle subventionnée par le gouvernement et, dès la seconde représentation, on assiste à « un tumulte indescriptible »[4]. « Muscadins ! Rendez la subvention ! », crient les opposants de gauche, menés par Lissagaray[5], et parmi lesquels se trouve, paraît-il, Clemenceau accompagné de ses enfants[6]. Le 27 janvier le ministre de l’Intérieur décide « d’interrompre par mesure d’ordre public les représentations de Thermidor ». Tandis qu’à la Comédie française les spectateurs réclament à grands cris la pièce interdite, remplacée par Tartuffe (sic), à la Chambre, le 29 janvier, des républicains modérés, dont Reinach[7], montent au créneau pour la liberté d’expression mais aussi pour Danton, contre Robespierre. La séance traine en longueur quand Clemenceau surgit à la tribune.

Sur six colonnes à la une La Justice rend compte de « l’interpellation sur Thermidor ». Tandis que Camille Pelletan dans l’éditorial s’indigne, sous le titre « fausse manœuvre », que l’on ait pu « rêver d’opérer la fameuse conjonction du centre et de la droite sur ce bizarre sujet » et qu’Edouard Durranc enrage que « la droite soit appelée à départager les républicains dans leurs querelles sur Danton et Robespierre »[8], celui-ci rapporte l’intervention de Clemenceau. « Pendant vingt minutes, écrit-il, d’une éloquence nette, tranchante, vengeresse, on a pu voir en présence la Révolution et la Contre-Révolution, dans l’attitude historique du grand duel qui remplit ce siècle et qui n’est pas terminé ». Le Figaro confirme l’intensité dramatique du discours : « M. Clemenceau a frappé un de ces coups décisifs qui réveillent les Chambres et qui retentissent bien au-delà de l’enceinte législative… Il fallait entendre le monstre lui-même. Tout y était l’accent, le geste et cette inspiration révolutionnaire qui ne se définit pas[9]. »

« On a osé, avait jeté l’orateur, faire ouvertement l’apologie de la monarchie contre la Révolution. On s’est caché derrière Danton. Depuis trois jours nos monarchistes revendiquent à l’envi la succession de Danton. Que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution est un bloc. »

Cette fameuse phrase sera pour longtemps la doctrine de la Gauche française en politique comme à l’Université et le reste encore aujourd’hui. Pourquoi Clemenceau mit il tant de fougue et de talent dans cette intervention, alors que la discussion semblait trainer en longueur ? La réponse se trouve dans l’importance que Clemenceau, dans son intervention, donne à la Guerre de Vendée. En effet on le voit interpeller de façon très agressive quelques députés monarchistes appartenant à l’ancienne noblesse, et réaliser un véritable psychodrame en leur reprochant, dans les mêmes termes que ceux employés en 1793, des crimes qu’auraient commis leurs ancêtres. Il met ainsi en avant le supplice d’un républicain homonyme de son arrière- grand-père, Joubert. C’est comme s’il revivait les épisodes tragiques de la guerre civile vendéenne. Comme ses parents d’autre fois il se sent, à l’évidence, maintenant menacé. Le Bleu de Vendée, reprenant les accents passionnels de son père, rejoue la Révolution et proclame, menaçant : « Nous ne laisserons pas salir la Révolution française. Nous ne le tolérerons pas et, si le gouvernement n’avait pas fait son devoir, les citoyens auraient fait le leur. » Durranc ajoute : « Quand Clemenceau est descendu de la tribune, qui avait un admirable aspect de barricade, on lui a fait une véritable ovation. »

Remarquons, qu’aujourd’hui encore, alors que la Révolution de la liberté et de l’égalité de 1789 semble quasi unanimement acceptée, la tentative presque réussie d’extermination des populations de la Vendée constitue le point d’achoppement de toute réconciliation. Pourtant Clemenceau n’avait-il pas le 18 mars 1871, rejetée la violence et abandonné ceux qui ivres des récits de la Terreur allaient à nouveau la mettre à l’ordre du jour. N’est-ce pas lui qui dans sa plaidoirie pour Zola, le 23 février 1898, après avoir plaidé pour « l’idée française qui est sortie de la Révolution, l’idée de la même liberté pour tous, l’idée de la tolérance pour tous, l’idée de l’égalité des garanties, l’égalité du droit, l’égalité de justice (oh ! malheureux Vendéens !) », dénoncera « l’abominable loi du 22 prairial édictée par Robespierre pour se débarrasser de ses ennemis[10]. » Mais, le 29 janvier 1891, comme aujourd’hui les hommes politiques de droite comme de gauche, Clemenceau refuse de désavouer la Terreur. Les héritiers de la Révolution française de maintenant comme ceux d’hier, de peur de voir remises en cause les grandes conquêtes de 1789, n’arrivent pas à se dissocier de Robespierre.

 

 

[1] Victorien Sardou, de l’Académie française, Thermidor, « drame en 4 actes, représenté pour la première fois à Paris sur la scène de la Comédie française, le 24 janvier 1891. »

[2] L’Univers illustré, n° 1871, 31 janvier 1891, p. 61.

[3] Thermidor, p. 51.

[4] La Justice, 27 janvier 1891.

[5] Prosper Olivier Lissagaray, ancien communard, blanquiste, fonde en 1888 la Société des droits de l’homme et du citoyen, dont Clemenceau est président et lui secrétaire général, en réaction à la percée boulangiste.

[6] Voir Marion Pouffary, 1891, l’affaire Thermidor, Histoire, économie et société, 2009/2.

[7] Joseph Reinach, député républicain « opportuniste ».

[8] La Justice, n° 4034, 30 janvier 1891. Article d’Edouard Durranc : « Ils demandent la liberté de bafouer la Révolution ! ».

[9] Le Figaro, vendredi 30 janvier 1891.

[10] « Plaidoirie de M. Clemenceau défenseur de L’Aurore, du 23 février 1898 ».

 

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