Pétain et Clemenceau
Sylvie Brodziak
Maîtresse de conférences HDR en littérature française et histoire des idées à l’université de Paris Seine-Cergy-Pontoise
Malgré les critiques du président Poincaré envers le général Pétain, le Tigre œuvre à maintenir l’harmonie dans le duo Foch-Pétain, seul capable, à son avis, de mener la France à la victoire.
Jusqu’en 1914, Georges Clemenceau ne s’est pas vraiment intéressé à Philippe Pétain. Il ne pouvait prêter attention à un militaire éloigné de la politique qui, pendant l’affaire Dreyfus, avait signé la souscription au « monument Henry », lancée par les antisémites.
En juillet 1914, Philippe Pétain, alors âgé de 58 ans s’apprête à prendre sa retraite. La guerre lui donne la chance de déployer ses talents et Clemenceau, après la mort du général Galliéni qu’il admire, pense un temps que le héros de Verdun pourrait être son remplaçant. Ainsi, le 19 avril 1916, dans un article de l’Homme enchaîné, copieusement censuré et intitulé « Autour de Verdun », il écrit : « Je veux rester, aujourd’hui dans ce même Verdun, où, malgré tant de désavantages, nos soldats et leur chef – car j’ai plaisir à rendre hommage au général Pétain – font revivre les plus beaux jours de notre grande épopée. »
En mai 1917, Pétain, tout juste nommé généralissime, aide indirectement Clemenceau à faire traduire le ministre de l’Intérieur Malvy devant la Haute cour. Dans le plus grand secret, il laisse un de ses lieutenants communiquer au Tigre les « rapports mensuels » de la Sureté Générale au Grand Quartier Général attestant de la relation étroite et bienveillante de Malvy avec le milieu pacifiste[1].
Devenu Président du Conseil, Clemenceau entretient des relations serrées avec lui, l’ami de son ministre de la Guerre, le Général Mordacq. Il le considère alors « comme un esprit souple, bon tacticien, sachant ménager les effectifs, s’intéressant beaucoup aux armes modernes. » Jusqu’à l’Armistice, le Tigre œuvre à maintenir l‘harmonie dans le duo Foch-Pétain, seul capable, à son avis, de mener la France à la victoire.
Fin mai 1918, alors que l’infanterie allemande franchit l’Aisne et avance dangereusement vers Paris, Clemenceau se rend chez le Président de la République. Raymond Poincaré, encouragé par « la meute déchainée », réclame la tête de Pétain et exige des sanctions. Clemenceau résiste et, après un entretien le 31 mai au Trilport avec Foch, Pétain et Duchesne, devant la Chambre, il sauve Foch et Pétain du limogeage, le 4 juin lors d’une séance « des plus tumultueuses » : « Ces soldats, ces grands soldats ont des chefs, de bons chefs, de grands chefs, des chefs dignes d’eux en tous points… Je le répèterai aussi longtemps qu’il le faudra pour me faire entendre, parce que c’est mon devoir, parce que j’ai vu ces chefs à l’œuvre[2]. »
Pour autant, Poincaré ne désarme pas, et une fois l’offensive allemande enrayée, Clemenceau découvrant que Pétain fait étudier un projet d’abandon des positions au nord d’Amiens et de retraite sur la Somme, s’inquiète à son tour. Le 10 juin, il se rend à Provins décidé à lui retirer son commandement. L’entretien est pénible, et Pétain demande à être relevé si « le pays n’a plus confiance en lui ».
La soumission du généralissime aux ordres de l’Etat impressionne favorablement Clemenceau, d’autant plus qu’à ses côtés, le général Mordacq le soutient et met sa propre démission dans la balance. Clemenceau cède et confirme Pétain dans le Haut commandement.
Au moment du repli allemand de la fin de septembre 1918, c’est Pétain qui fait adopter sa stratégie en proposant de déclencher le 15 novembre une gigantesque offensive sur le calme front de Lorraine afin que l’ennemi demande grâce. La signature de l’Armistice, le 11 novembre, rend le projet caduc et le 19 novembre, Pétain entre pacifiquement à Metz à la tête des troupes françaises. Le 21, le voilà maréchal de France.
Après 1923, Clemenceau revoit, en voisin, Pétain qui passe parfois par Bélébat lorsqu’il rend visite à Paul de Grandcourt, son ami de Saint Fulgent. Très lié avec ce dernier, compagnon de chasse aux perdreaux, Clemenceau l’est beaucoup moins avec le Maréchal qu’il pense « sans idée, sans cœur, sans cran, plus administrateur que chef, sans imagination et sans fougue[3]. »
[1] Pol Honnoré, « L’histoire des événements qui ont précédé l’arrivée de M. Clemenceau au pouvoir en novembre 1917 », in L’année Clemenceau, Numéro 1, 22017, CRNS éditions, p. 19-28.
[2] Mordacq, Henri, Le ministère Clemenceau, Journal d’un témoin, tome II, Plon, Paris 1930, p. 60-61.
[3] Wormser, Georges, Clemenceau vu de près, Paris, Hachette Littérature, 1979, p. 215-216.