Clemenceau et le commandement unique
Samuël Tomei
Docteur en histoire, rédacteur des débats à l’Assemblée nationale
L’une des légendes de la Grande Guerre attribue aux Britanniques l’initiative du commandement unique des armées alliées, confié au général Foch à Doullens, le 26 mars 1918.
Si pour l’Allemagne l’unité politique et de commandement des opérations constituait un avantage au point de prendre « nettement la direction de la guerre » (Mordacq), du côté des Alliés, chaque pays suivait peu ou prou sa propre stratégie, chaque armée refusant d’être dirigée par un général d’un autre pays. Les Britanniques et les Italiens se montrèrent les plus rétifs à l’unité.
Au bout d’un an de guerre, néanmoins, les Alliés admirent la nécessité de renforcer la coordination de leurs actions militaires. On décida donc d’organiser à Chantilly, sous la présidence du général Joffre, des conférences interalliées en juillet et décembre 1915 et en février et mars 1916.
Un plan stratégique y fut défini pour 1917, modifié par le général Nivelle, successeur de Joffre fin 1916, et prévoyant que les troupes anglaises seraient placées temporairement sous le commandement du généralissime français. L’échec de l’offensive Nivelle d’avril 1917 refroidit nettement les Britanniques. On n’en créa pas moins, deuxième étape, le conseil supérieur de la guerre (ou conseil suprême), composé, notamment, des chefs de gouvernement alliés, mais qui ne prit aucune décision d’envergure.
Quand Clemenceau devient président du Conseil et ministre de la guerre, en novembre 1917, l’un de ses principaux objectifs est de réaliser le commandement unique, dont il est un fervent partisan depuis le début du conflit. Mais il se heurte à un refus catégorique de Lloyd George et déclare aux députés de la commission de l’armée, le 12 décembre 1917 : « Je vous le dis tout net, l’unité de commandement, à l’heure où je parle, est irréalisable. » Le mois suivant, alors qu’il revient à la charge, le maréchal Haig lui rétorque qu’il n’aura jamais qu’un seul chef : son roi. Clemenceau se livre dès lors à un harcèlement plus subtil. Le 2 février 1918, à l’occasion de la création d’une réserve générale interalliée, il obtient que la présidence du comité militaire exécutif soit confiée à Foch.
L’attaque allemande sur le front anglais de la Somme, en mars, lui donne l’occasion de mettre les Britanniques au pied du mur : la situation est si critique que la réalisation du commandement unique devient une question de vie ou de mort, et de nouveau il propose Foch. Le 26 mars, à Doullens, il conduit les Britanniques à prendre l’initiative : « Mon jeu consistait à amener les Anglais à cette idée-là sans la leur imposer. » Foch est ainsi chargé de coordonner l’action des armées alliées sur le front occidental. Ce n’est donc pas encore le commandement unique mais une étape vers sa réalisation dont l’importance est sans doute minimisée par Mordacq car si elle n’est pas décisive sur le plan opérationnel, elle l’est d’un point de vue psychologique.
Un grand progrès est accompli à Beauvais le 3 avril 1918 quand, pour ne pas cabrer les Britanniques, Clemenceau, conseillé par Mordacq, plutôt que de réclamer pour Foch le commandement unique, propose, avec succès, « la direction stratégique des opérations ». Et c’est à nouveau à la faveur d’une attaque allemande éprouvant durement le front anglais dans les Flandres, quelques jours plus tard, que Clemenceau peut arracher à Lloyd George le commandement en chef pour Foch disposant désormais de la marge de manœuvre nécessaire à l’accomplissement de sa mission. Pour renforcer encore son autorité, le Tigre lui fait obtenir, le 7 août, la dignité de maréchal.
Même si toutes les difficultés sont loin d’être ainsi levées, grâce à l’habile opiniâtreté de Clemenceau, Foch aura disposé de l’autorité indispensable pour mener les armées alliées à la victoire.