Le Tigre et les animaux : Clemenceau et le "Cinquième Etat"

Sylvie Brodziak

Maîtresse de conférences HDR en littérature française et histoire des idées à l’université de Paris Seine-Cergy-Pontoise

 

Toute sa vie, Clemenceau a eu de l’affection pour les animaux, qu’ils soient domestiques ou sauvages. Loin d’être un détail anecdotique de son existence, le Tigre s’est même battu pour que l’on reconnaisse le caractère sensible de « nos frères inférieurs ».

Né dans le bocage vendéen, « élevé à cheval » par son père médecin, Georges Clemenceau a côtoyé les animaux de la ferme et les animaux domestiques depuis son plus jeune âge. Monté à Paris, une fois installé dans la grande ville, il entretient avec eux une relation à la fois sportive et amicale. Le cheval et le chien sont au cœur de son compagnonnage avec l’animal. Le tigre viendra beaucoup plus tard, d’abord de façon symbolique puis exotique.

Une passion pour les chiens

Les chiens, Clemenceau les a adorés. Dunley, Bernou, Bif, Flipotte, Kali ont été les siens, Frisky, donné à Mary d’Aunay, son pensionnaire à l’occasion, Lavabo, le partenaire zélé du piqueur de son grand-oncle, curé en Vendée. Autant de chiens, autant d’anecdotes tendres ou amusantes. En effet, passionné par l’espèce canine, Clemenceau l’a non seulement fréquentée mais contée dans de nombreuses nouvelles.

Dans le quotidien, l’ami chien tire son nom d’un moment heureux vécu par son maître. Dunley, un dogue argentin offert par son ami l’amiral Maxse, a pour patronyme celui de la demeure éponyme des Maxse en Angleterre. Après la mort de l’amiral en 1900, il est l’incarnation vivante du souvenir, et a droit à sa photo dans le cabinet de travail et dans la galerie bibliothèque de son appartement, 8 rue Franklin. Bicoque, Bif le fox-terrier, et Flipotte vivent à Bélébat ; les deux premiers dont le nom commence par un B suivent Clemenceau dans ses promenades sur les rochers de Mouilleron. 

Mais celui qui est nommé le Tigre en 1906 par Emile Buré est tout aussi attentif aux aventures des chiens de ses amis qu’il aime à réunir avec les siens. Ainsi, il s’émeut de l’escapade nocturne de Frisky et de ses retrouvailles avec Mary d’Aunay, il s’inquiète du « Bob à poil » qui roule sur les routes avec la Comtesse et sa fille, « mortes de fatigue », et salue affectueusement le « Léon à poil » de son secrétaire Léon Martin. Enfin, il déplore la mort du chien Piers, et s’étonne qu’il ne soit pas immédiatement remplacé chez les Aunay.

Animaux de compagnie, les chiens sont les personnages principaux des parties de chasse, un des loisirs favoris du Tigre. A partir de 1920, dans sa retraite, à Saint Vincent sur Jard, Clemenceau, enfin libre, peut s’adonner à sa passion pour les animaux. Il continue à fréquenter les chevaux, compagnons de son enfance et, plus tard, partenaires du cavalier du Bois de Boulogne qu’il a été.

Il achète même, pour tirer sa carriole, quelques-uns de leurs cousins : des ânes. Plus exactement, il a une prédilection pour les ânesses qu’il baptise avec une pointe d’humour tout à fait politique. Ainsi, l’ânesse Léonie – prénom de la maîtresse de Gambetta– succède à Henriette, prénom de la femme du Président Poincaré, Henriette la paresseuse et la rebelle qui s’obstine, à son grand désespoir, à ne pas vouloir apprendre à trotter. Le 7 mai 1920, Clemenceau plaisante de la chose et suggère à Léon Martin de lui « payer un professeur de trot ». Léonie fut toutefois la préférée, puisqu’elle aida magistralement au transport des caisses envoyées par Clemenceau pour aménager La Bicoque. En conséquence, le 21 juillet 1920, il propose à son secrétaire Martin d’envoyer des fleurs à Léonie pour la remercier de sa peine. Cette attention n’est pas uniquement une galéjade, elle est quelque part empreinte de sérieux.

Contre la souffrance animale…

En effet, Clemenceau appartient au groupe des républicains humanistes, hostiles aux souffrances animales et pionniers en matière de Droit des animaux. A l’instar de Larousse, Michelet, Victor Hugo, Schoelcher, tous partisans de l’abolition de l’esclavage, Clemenceau considère que l’animal-machine de Descartes n’existe pas. Les animaux sentent, souffrent, et même pensent. Il suit en cela un de ses maîtres, Auguste Comte, l’inventeur de la religion positive qui prône d’étendre « à nos auxiliaires » « nos frères inférieurs », la pitié et le sentiment du devoir que la charité chrétienne réserve aux plus pauvres des hommes, parce que, depuis la nuit des temps, les animaux ont grandement servi notre humanité.

Sur ce point, Clemenceau approuve les conclusions de Comte et, à son tour, revendique une conduite humaine exempte de violence à l’égard de l’animal, qu’il soit bête de somme ou cobaye de laboratoire. Cette reconnaissance du droit élémentaire « de nos nobles frères d’en-bas » est particulièrement affirmée dans un article paru dans La Justice le 10 avril 1895, repris dans le Grand Pan et intitulé le « Cinquième Etat ». Le lendemain de la dramatique fusillade à Fourmies, le 1er mai 1891, Clemenceau, demandant à la Chambre l’amnistie générale pour les ouvriers, invente l’expression « Quatrième Etat » pour désigner la masse laborieuse, misérable, maltraitée et révoltée. Dans le même état d’esprit, il forge la formule « le Cinquième état », qui sert à caractériser « la troupe innombrable de nos collaborateurs d’en bas. »

La République doit être toute aussi attentive à la question sociale qu’à la question animale. Ainsi, la tuerie n’est admissible ni pour les hommes ni « pour les taureaux au Midi ou les pigeons au Nord. » Clemenceau se fait le chantre du premier droit des animaux, à savoir le droit de ne pas souffrir. Convaincu, Clemenceau soutient le combat contre la vivisection de la militante féministe irlandaise Frances Power Cobbe en 1895. Dans certains de ses articles, il étend même la protection aux animaux sauvages, comme les chimpanzés.

… mais adepte de la chasse

Soucieux avant l’heure de la protection de la nature, il considère que respecter les animaux est conserver une part de notre humanité. A la fin de 1898, en pleine Affaire Dreyfus, il devient membre du comité fondateur du journal mensuel L’ami des bêtes créé par Adrienne Neyrat, féministe engagée avec la Société protectrice des animaux pour une amélioration du travail de la fourrière parisienne.

Mais, en 1921, lors de son voyage en Inde, oublie-t-il son engagement pour les animaux lorsqu’il se laisse entraîner dans une mémorable chasse au Tigre ? Pas vraiment, puisque si en janvier à Gwalior, il fait un « coup surprenant et tue un tigre en plein bond », il n’est pas dupe sur la valeur de son exploit et écrit non sans ironie à ses amis : « Vous pensez bien que j’ai déjà pris des leçons de chasse au tigre. C’est très simple. J’ai un fusil et le tigre n’en a pas. »

 

 

 

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